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Into the maelström
Sandrine Teixido / Aurélien Gamboni





Depuis 2011, Aurélien Gamboni et Sandrine Teixido mènent une enquête de longue haleine à partir du récit d’Edgar Allan Poe « Une descente dans le maelström ». Considérant cette nouvelle comme un puissant outil de pensée, ils procèdent à une collecte d’objets, de témoignages et de récits qui s’attachent à celui de Poe, permettant d’interroger les enjeux liés à la perception des dynamiques de notre environnement, et d’expérimenter les possibilités offertes par les récits et la fiction d’ouvrir de nouveaux espaces pour l’action.

Le site Internet du projet: www.ataleasatool.com

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"Tales of Edgar Allan poe", édition de 1944 illustrée par Fritz Eichenberg

> projets: A tale as a tool, MAC Niteroí, Centre de la Photographie, Parc Saint-Léger, etc.
Hellsegga Talks, Bâtiment d'art contemporain, Genève
MALSTRØM 68N/ partie 2
, Théâtre de l'Usine, Genève

MALSTRØM 68N/ partie 1, Théâtre de l'Usine, Genève
Surfando no dilúvio (maelström Porto Alegre), 9e Bienal do Mercosul, Porto Alegre
L’assemblée du maelström, Les Urbaines, Lausanne
Into the maelström, Swiss Art Awards, Basel
> textes: Enquêtes sur le maelström et le «devenir-abîme» des mondes (avec Sandrine Teixido)
Le maelström par Grégory Quenet

Le Lithographe (avec Sandrine Teixido)
9e Bienal do Mercosul (exhibition catalogue), Porto Alegre

I now began to watch, with a strange interest, the numerous things that floated in our company.
E.A.Poe

Les potentialités interprétatives de cette nouvelle lui permettent d’opérer comme un puissant outil de conceptualisation (ou de spéculation), de même qu’un activateur de mémoire et moteur de nouveaux récits. Présentée initialement à Bâle en mai 2011, la première configuration du projet a valu à Aurélien Gamboni un prix fédéral d’art. Plus tard la même année, Sandrine et Aurélien traduisent la nouvelle en architecture fictive d’assemblée, réunissant les voix d'êtres de fiction et de personnages vivants ou décédés, par le biais d'une installation regroupant maquette, texte et dessins.

Sandrine et Aurélien décident ensuite de poursuivre l'exploration du maelström par des enquêtes de terrain, d'en expérimenter les usages en situation. C'est ainsi qu'ils développent une investigation à Porto Alegre en 2013,  procédant à de nombreux entretiens avec des habitants de Porto Alegre pour tenter d’entrevoir la complexité des relations qu’ils entretiennent avec leur environnement naturel. L'enquête s'attache plus particulièrement à l’histoire des inondations récurrentes qu’a connu la ville, ainsi qu’avec d’autres phénomènes extrêmes tels que l’ouragan Catarina qui a touché les côtes de l'état voisin en mars 2004. Des témoins, des survivants, mais aussi des chercheurs en hydrologie, géologie, climatologie, et des communautés particulièrement affectées par ces événements –tel ce village bâti par les pêcheurs déplacés après les inondations majeures de 1941– ont ainsi été invitées à se saisir du maelström de Poe en lien avec leur propre expérience, à partager un nouvel objet commun capable de déplacer en partie les perspectives et les objets de controverse usuels.

Pensé en tant qu’outil, le maelström ainsi déplacé dans un nouveau contexte permet d’assembler des récits et d’associer des problèmes qui sont d’ordinaire tenus séparés. L’histoire du système de protection anti-inondation de Porto Alegre, intimement lié au développement de l’ingénierie et à la grave pollution du lac jouxtant la ville, nous interroge sur les modes de relations à l’environnement naturel et la manière dont ils affectent la gestion du territoire. Tout comme les prévisions liées à de futures inondations, considérées comme improbables, se mêlent aux prévisions de montée du niveau des eaux liées au changement climatique et à l’augmentation des événements météorologiques extrêmes. Le maelström devient ainsi le moteur d’une assemblée convoquant les acteurs et les objets concernés autour d’un ensemble de problèmes étroitement liés, pour tenter de négocier de nouvelles relations à un environnement en constante transformation.

Dans le maelström.

Souvent utilisé comme parabole pour envisager sa propre position dans un système dynamique de type « cercle vicieux », ce récit a connu de nombreuses interprétations et actualisations. L’illustrateur Fritz Eichenberg, le sociologue Norbert Elias, le théoricien des médias Marhsall McLuhan, le théoricien d’art Gene Ray et l’historien de l’environnement Grégory Quenet, notamment, se sont servi de la nouvelle pour conceptualiser des problématiques propres à leur époque, qu’il s’agisse du glissement totalitaire qui a permis l’avènement du IIIe Reich, du risque d’escalade nucléaire pendant la Guerre Froide, du défi représenté par le «tourbillon de l’information», des politiques de la terreur post-11 septembre, ou encore des processus d’adaptation des migrants climatiques aux évènements extrêmes. Dans tous les cas, l’enjeu pour l’observateur de son époque consiste à tenter de saisir les dynamiques de son propre environnement, dont l’évolution graduelle menace de l’entrainer à sa perte.

De façon plus intrigante encore, un certain nombre d’incidences biographiques semblent apparaître chez la plupart de ces auteurs, permettant de les rattacher au récit de Poe de façon bien plus personnelle, comme lorsque Norbert Elias se rend à un discours d’Hitler à Francfort en 1933, dissimulant ses origines juives pour approcher le maelström au plus près et tenter de prendre la mesure du danger qui s’annonce. Jusqu’à l’institutrice Annie Taylor, première daredevil (cascadeuse) à avoir bravé les chutes du Niagara dans un tonneau, en 1902, initiatrice d’une véritable technologie des tonneaux de survie, et dont on pourrait soupçonner qu’elle s’était inspirée du récit de Poe.


Un récit, des usages.

«Une descente dans le maelström» (1841) est constitué d’un récit dans le récit. Un vieux pêcheur norvégien relate au narrateur, venu enquêter sur les traces du légendaire maelström, sa rencontre avec le «Moskoe-ström», le gigantesque tourbillon qui se forme à intervalle régulier près de l’île de Moskoe, dans l’archipel des Lofoten. Le pêcheur mène d’abord le narrateur en haut d’une falaise, d’où ce dernier peut constater avec effroi que le phénomène dépasse largement en importance les descriptions dont il avait eu connaissance. Puis, le vieillard lui conte la terrible expérience qu’il a vécue un jour de tempête, pris au piège du maelström avec ses deux frères et leur bateau, dont il sera l’unique survivant. De façon particulièrement saisissante, c’est en parvenant à surmonter l’effet de torpeur causé par le danger et en analysant la dynamique des objets en mouvement à l’intérieur du maelström, que le marin trouvera son salut. De son observation empirique, il dégage intuitivement des lois de physique – les objets plus volumineux sombrent plus vite dans le tourbillon, et les objets cylindriques se maintiennent plus facilement à la surface des eaux – qui lui dictent de sauter du navire après s’être attaché à un tonneau. C’est finalement grâce à ce nouveau véhicule qu’il évitera de connaître le destin tragique de ses frères.

Schéma de l’évolution de l’état mental du marin, en lien avec la perception de sa position dans le maelström
Marshall McLuhan surfant le tourbillon de l'information électronique. dans "Medium is the massage" (1967)
La plupart des illustrations de la nouvelle de Poe présentent la scène du tourbillon dans une vue d’ensemble. Dans cette gravure sur bois, Fritz Eichenberg se concentre délibérément sur le personnage du marin, accroché au véhicule de fortune que constitue le tonneau. Cette effet d’identification entre fortement en résonance avec le destin de l’illustrateur juïf allemand, qui avait fuit l’Allemagne nazie en 1933, et réalise cette gravure 10 ans plus tard aux Etats-Unis, alors que la guerre et les exterminations se poursuivent.
En 1983, Norbert Elias se sert de la nouvelle comme d’une parabole pour étayer son analyse de l’action de l’individu pris entre «engagement et distanciation». Selon lui, dans une situation de danger, un degré de détachement s’avère nécessaire pour tenir à distance les émotions et opérer les choix décisifs. On apprend par la suite dans ses mémoires que, 50 ans plus tôt, en 1933, il se rendait à un discours d’Hitler à Francfort, flanqué de deux étudiants à l’allure aryenne pour que son origine judaïque ne soit pas décelée.
Annie Edson Taylor est la première personne a avoir bravé les chutes du Niagara dans un baril, en 1901, ouvrant la voie à une longue tradition de daredevils (cascadeurs) parfois moins chanceux qu’elle. Tous participeront, au cours du 20e siècle, à produire une nouvelle technologie de tonneaux de survie.

Enquêtes et assemblées.

Sur les lieux du récit.

Après avoir fait ainsi voyager le maelström de Poe, l’avoir outillé et adapté afin qu’il puisse trouver dans chaque contexte de nouvelles résonances, la nouvelle étape consistait tout naturellement à le « porter » cette fois sur les lieux mêmes de l’intrigue: au sein de l’archipel des îles Lofoten, dans l'arctique norvégien, là où Edgar Poe lui-même ne s’est jamais rendu. Cette nouvelle expédition, menée en collaboration avec le projet "Cosmopolitique de la nature" de l'Agence nationale de la recherche (ANR), entendait faire contraster d’une part l’architecture de la nouvelle de Poe, ses descriptions détaillées du maelström et les potentialités d’actualisation et d’interprétation qu’il soulève; avec, d’autre part, le phénomène du « malstrøm » (cette fois dans son épellation scandinave) tel qu’il peut être directement observé, les récits qui circulent sur son compte parmi les habitants du Nordland et la manière dont ceux-ci peuvent se ré-approprier la nouvelle de Poe et lui inventer de nouveaux usages.
Au Théâtre de l’Usine à Genève, cette enquête a donné lieu à deux séries de performances en ouverture et fermeture de la saison 2014-2015 du TU, la première précédant le voyage (en septembre 2014) et la seconde venant clore l’investigation (en juin 2015).

Le dispositif du maelström: un enchevêtrement d’êtres et d’objets pris dans un même mouvement dynamique
Trois frères sur une embarcation, pendant les inondations de 1941 à Porto Alegre. Archives de la famille Silva

Niteroí, Buffalo et Genève.